Nounous ivoiriennes et port du pagne en région parisienne

Excerpt from "Nounous ivoiriennes et port du pagne en région parisienne" by Anne Grosfilley published in Africa e Mediterraneo n. 79, "Donne nella migrazione"

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A. Grosfilley, Dévaluation, Wax hollandais Vlisco 14/1290

La région parisienne compte une population immigrée d’origine africaine nombreuse, mais aussi variée. Pendant des dizaines d’années, les femmes africaines arrivaient après leur conjoint, dans le cadre du regroupement familial.1 L’homme était le pilier économique du foyer. A ce flux de population de la zone sahélienne islamisée s’ajoute, surtout depuis les années 1990, une vague migratoire de femmes christianisées venues seules en France, qui s’occupent des jeunes enfants des familles bourgeoises. L’étude de ces nounous,2 principalement ivoiriennes, révèle le parcours de ces femmes et le rôle qu’elles jouent dans la société française. Dans leurs tâches quotidiennes où elles doivent se faire invisibles dans un milieu allogène, le pagne devient un lieu de cristallisation de leur identité.

 

Partir, une décision à contre cœur bien couteuse

L’immigration en France de ces Ivoiriennes ne résulte pas d’un coup de tête et cette décision est souvent accompagnée d’une souffrance. Depuis les années 1990, la Côte d’Ivoire a connu une série de troubles politiques et cette période d’insécurité a engendré une crise économique. Abidjan a perdu son aura en Afrique de l’Ouest. Dans cette période d’incertitude globale, certaines femmes doivent de surcroît faire face à une situation personnelle difficile : ayant été quittées par leur conjoint, elles se retrouvent seules à subvenir aux besoins de leurs enfants. Malgré un petit diplôme, la précarité les gagne vite et elles ne voient que l’émigration comme seul espoir. Ce choix personnel s’inscrit rapidement dans une dimension collective. La femme partira seule mais sa famille élargie lui facilitera son départ, instaurant aussi de manière implicite une dette psychologique et matérielle très lourde. Elle va devoir laisser ses enfants, c’est-à-dire les confier à une parente. Cette pratique est courante dans les traditions africaines d’Afrique de l’Ouest, où l’on héberge souvent un neveu ou une nièce. En revanche, malgré les liens de solidarité familiale, cet enfant n’a souvent pas le même statut, et on lui demande bien plus de participer aux tâches domestiques que de fréquenter l’école. Pour compenser sa peine, la femme émigrée va donc envoyer le plus souvent possible de l’argent afin que ses enfants soient scolarisés. Ces virements deviennent autant une manne matérielle que des preuves d’amour d’une mère qui vit chaque jour dans la douleur de l’éloignement et l’incertitude du sort de ses enfants.

La femme part seule mais est mandatée par le groupe, pour des raisons économiques. En effet, émigrer en France coûte cher, car l’Etat français exige de nombreuses garanties avant de délivrer un visa. Ce sont donc différents acteurs d’un réseau familial qui rendent possible le départ. Chacun se cotise afin de payer le billet d’avion, les frais des démarches administratives, et de constituer un petit pécule pour les premières semaines en France, pour dédommager la personne qui s’occupera de lui trouver son premier logement ainsi qu’un emploi.
En quelque sorte, le groupe cautionne le départ d’une femme à Paris car ses membres estiment qu’elle possède des capacités physiques et mentales pour se débrouiller et commencer à rembourser sa dette. Malgré les apparences, ceux qui restent au pays sont souvent “les gagnants” car ils reçoivent chaque mois des euros leur permettant d’améliorer leur train de vie, et tirent un certain prestige à avoir un parent qui réside à Paris, comme ce fut le cas chez les générations précédentes pour les villageois qui avaient de la famille à Abidjan.

A. Grosfilley, Le cœur de Barack Obama, Superwax hollandais Vlisco A1015

A. Grosfilley, Le cœur de Barack Obama, Superwax hollandais Vlisco A1015

La femme qui immigre en France connaît vite la désillusion. Elle découvre les difficultés pour se loger, devant souvent partager une chambre avec des compatriotes, et peut même se retrouver exploitée par une autre Ivoirienne. N’ayant souvent qu’un visa de touriste pour quelques jours, elle risque de tomber dans la clandestinité et de voir ses droits légaux (à la santé, au travail, au logement) diminuer. Toutes ces femmes s’aperçoivent vite que leur formation professionnelle sera vaine en France, et que c’est sur leur seul courage qu’elles peuvent compter pour trouver du travail. Elles comprennent qu’elles doivent tout accepter, même l’exploitation, car elles sont rentrées dans un système de dette. Si elles obtiennent un bon salaire, elles seront heureuses d’envoyer une grosse somme au pays, et durant les périodes difficiles, elles continueront tout de même à honorer des mandats généreux, par honte d’avouer leurs difficultés.
Vivant dans une chambre insalubre ou de petits logements en grande banlieue, elles pourront toutefois découvrir le faste de la vie parisienne bourgeoise, mais d’une façon bien particulière et amère, en devenant les employées de ces familles riches.

 

Passer ses journées dans une maison bourgeoise :
une vie de nounou

Ces Ivoiriennes doivent rapidement travailler pour gagner de l’argent. Grâce à un réseau de solidarité, elles découvrent que ce sont les métiers du care qui leur ouvrent une opportunité professionnelle. Selon les clichés de l’Occident sur l’Afrique, les “vieux” sont beaucoup mieux traités dans les pays du Sud qu’en Europe, et ces femmes auront la patience nécessaire pour s’occuper des personnes âgées dans des villes où la population vieillissante et dépendante accroît. De même, elles seraient culturellement disposées à s’occuper d’enfants en bas âge. Grâce à une défiscalisation des emplois à la personne, face à la pénurie de crèches et l’obsession de performance professionnelle de nombreuses bourgeoises des quartiers riches de Paris, Neuilly ou Vincennes, des familles aisées font appel à des assistantes maternelles dénommées “nounous”. […]

Anne Grosfilley est docteur en anthropologie, spécialiste des textiles et de la mode en Afrique. Elle a travaillé comme commissaire d’exposition à Manchester Museum (Postcards from Tanzania), au Musée du Textile de Labastide Rouairoux (Textiles d’Afrique de l’Ouest), ainsi qu’au dernier Festival des Arts Nègres à Dakar (Afrique des Textiles). Auteur d’ouvrages et d’articles de référence et intervenante régulière (presse, festival) sur le textile comme fait culturel de l’Afrique contemporaine

Bibliographie

A. Grosfilley, Le langage du wax en Afrique de l’Ouest : le marché a la parole, in « Tissus à message », Association Française pour l’Etude du Textile, Paris 2012, pp.149-163
A. Grosfilley, Afrique des textiles, Edisud, Aix en Provence 2008
C. Ibos, Qui gardera nos enfants? Les nounous et les mères, Flammarion, Paris 2012
P. Ndiaye, La condition Noire, Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris 2008
M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Seuil, Paris 1989
Regards sur l’actualité. Politique de l’immigration, La documentation Française, n. 326, Paris 2006
A. Spire, Accueillir ou reconduire, Enquêter sur les guichets de l’immigration, Collection Raisons d’agir, Seuil, Paris 2008

Notes

1 – Le regroupement familial est un dispositif défini comme indispensable par le Conseil d’Etat en 1978.
2 – Cet article se fonde principalement sur une étude menée par Caroline Ibos dans le Xème arrondissement de Paris et un travail de terrain personnel effectué à Vincennes.
3 – Montreuil est une commune limitrophe de Vincennes.